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Ce phénomène constitue un défi à la démocratie au même titre que l’extrémisme, tant au niveau européen que national
L’abstention lors des élections est un phénomène qui s’amplifie depuis des décennies au sein de l’UE au point qu’il est devenu majoritaire lors de certains scrutins. A ne pas confondre avec le vote « blanc » qui représente une protestation reflétant l’inadéquation de l’offre politique dans l’esprit de l’électeur, l’abstention est, au contraire, l’expression d’un désintérêt pour la « chose publique » dont l’ampleur met en cause la démocratie, pierre angulaire du Traité unissant les 27 Membres de l’UE. Par sa nature consubstantielle à l’existence de l’Union, ce sujet mérite d’être au cœur des débats de la Conférence sur l’avenir de l’Europe.
A quoi faut-il attribuer cette tendance de long terme, interrompue ponctuellement par des circonstances spécifiques ? Il convient d’en distinguer les causes au niveau européen et national.
D’une part, l’abstention croissante aux élections européennes est attribuable à la perception d’une construction élitiste de l’UE ; elle a prévalu dès sa conception par les Pères Fondateurs et fut ensuite encouragée et entretenue sans interruption par les Chefs d’Etat et de Gouvernement, désireux de préserver les prérogatives du Conseil Européen et de continuer par ce biais à exercer les pouvoirs régaliens qui incarnent leur « souveraineté nationale » respective. De surcroît, la Commission et sa haute hiérarchie administrative y ont vu le moyen de s’approprier et d’exercer, parfois par défaut, certains leviers de pouvoir significatifs. L’ensemble est souvent décrit par le vocable « Bruxelles » pour désigner un exercice du pouvoir nébuleux et opaque au sein duquel la légitimité démocratique fait cruellement défaut.
D’autre part, avec les élargissements successifs et les transferts progressifs de compétences à l’UE, il est devenu de plus en plus manifeste qu’une Union entre 27 démocraties ne débouche pas sur une Union démocratique. La complexité de l’architecture institutionnelle et la limitation des pouvoirs du Parlement Européen en particulier (mais aussi et le conflit d’intérêts latent des députés entre leurs allégeances européennes et nationales, l’exigence de l’unanimité du Conseil dans certains domaines, un code électoral morcelé où le vote des citoyens européens est inégalitaire, ou encore le processus de la désignation du Président de la Commission et sa composition, etc.) ont progressivement lassé l’électeur qui se sent de moins en moins concerné par la façon dont il est représenté ou de l’influence qu’il peut avoir en se rendant aux urnes.
Quant à la situation prévalant au sein des Pays Membres le sentiment de « l’inutilité » du vote s’accroît de plus en plus : ce ressenti provient de ce que les programmes électoraux sont perçus comme des exercices obligés, indépendants des politiques qui seront mises en œuvre par les élus. Ces programmes sont trop souvent dévoyés par des accords préélectoraux qui s’appuient sur des calculs et intérêts partisans (comme les « arrangements » au sein de la Région PACA pour les élections régionales françaises à la fin de ce mois), ou par des coalitions post-électorales mus par l’appât de « maroquins » qui justifient tous les compromis(sions), ôtant toute signification au vote de l’électeur.
Un second motif de désenchantement du citoyen avec la politique provient de ce que les politiciens nationaux utilisent l’UE comme le parfait bouc émissaire, rendant responsable la législation européenne pour justifier une impossibilité de tenir leurs promesses électorales, ou encore de blâmer l’ « Europe » pour leurs propres déficiences comme ce fut le cas dans le dossier du Covid. Ce discours eurosceptique, souvent en contradiction flagrante avec une posture par ailleurs pro-européenne, n’est pas – ou en tous cas pas assez – combattue par les gouvernements ou les partis d’opposition démocratiques. Les autorités en place font preuve de frilosité laissant se développer un sentiment de normalité lié aux mesures d’exception de limitation des libertés que la montée du terrorisme, de la violence ou encore la pandémie ont engendré, ce qui ne peut que fait les choux gras des partis extrémistes.
Il est devenu crucial, tant au niveau national qu’européen, de considérer l’abstention comme une des menaces principales à la survie de la démocratie ; son extension dramatique renforce automatiquement le poids des forces extrémistes, de gauche mais, dans le climat actuel, majoritairement de droite, dont l’arrivée au pouvoir dans l’un des PM (surtout d’un Membre de l’Eurozone) compromettrait gravement la pérennisation de l’UE.
Le conflit entre la souveraineté nationale et la souveraineté partagée au niveau européen doit être résolu une fois pour toutes par l’affirmation de la préséance des traités, directives et règlements européens sur les constitutions, lois et règlements nationaux tels qu’ils peuvent évoluer dans le temps. Se pencher sur une simplification de l’architecture institutionnelle et améliorer la transparence de la gouvernance doivent contribuer à réconcilier l’électeur avec le pouvoir à tous les niveaux et le convaincre qu’il a tout à gagner à agir plutôt que de subir les conséquences de son indifférence.
Le dénouement de la pandémie va être l’occasion de vérifier si certains des acquis mis en évidence par l’action de l’Union, notamment le Plan de Relance et le soutien indispensable de la BCE, vont servir de tremplin pour rendre l’Union compétitive dans un monde en transformation rapide ou si l’idéologie limitera les perspectives de redressement et de croissance. Trouver un compromis acceptable basée sur les règles antérieures s’avérera quasi impossible car les écarts entre les économies des PM s’accroissent. Le retour à la rectitude financière, réclamée par Wolfgang Schaüble, doit déboucher sur une voie médiane qui ne peut se dégager qu’au niveau de l’Union. Celle-ci doit assumer une responsabilité financière plus étendue dans les domaines partagés (défense, politique étrangère, immigration, environnement, etc.), en la dotant de « ressources propres » élargies et en utilisant sa capacité à peine entamée d’endettement ; cela permettrait de restaurer des marges financières au niveau des PM, soumises, elles, en contrepartie, à des règles budgétaires strictes comme prix de leur participation aux avantages de la Monnaie Unique largement plébiscitée par la population.
Ce choix ne doit pas être résolu en chambre par des élites autoproclamées mais faire l’objet d’un grand débat publique où les alternatives avec leurs conséquences sont clairement exposées. Le résultat pourrait être soumis à un référendum européen où l’enjeu serait de nature à rompre le fléau de l’abstention.
Bruxelles, le 3 juin 2021
Paul N. Goldschmidt
Directeur, Commission Européenne (e.r.) ; Membre du « Comité des sages » de Stand Up for Europe.