Repenser notre mécanisme de solidarité économique et monétaire

La mise en œuvre depuis 1990 de l'Union économique et monétaire (UEM) a pour but principal de parachever le marché intérieur de l'Union. Il s’agit historiquement d'une création politique, fruit pour l'essentiel d'un accord franco-allemand destiné à ancrer l'Allemagne dans l'Union au moment de la chute du Mur. C'est pourquoi le volet monétaire de l'UEM a été construit selon des normes allemandes (stabilité des prix comme objectif principal, indépendance des banques centrales) tandis que le volet économique, nécessairement plus complexe car hétérogène, reste moins contraignant et moins fédéral. L'UEM est une construction différenciée, en ce sens que sa phase finale se limite actuellement à 18 Etats membres ayant adopté l'euro comme monnaie unique tandis que les 10 autres n'ont pas encore pu ou n’ont pas voulu accéder à
cette phase. C'est aussi une construction déséquilibrée, comportant un volet monétaire fédéral et un volet économique intergouvernemental. C'est enfin une construction incomplète comme la crise financière et économique l'a révélé.

1. Les progrès réalisés
L'UEM, et plus particulièrement la zone euro, a fonctionné sans trop de difficultés apparentes de 1999 jusqu'en 2007. En fait, des déséquilibres persistaient dans la zone mais étaient abrités par la politique monétaire unique.
Le volet économique comprend deux grands instruments :
- les Grandes Orientations des Politiques Economiques (« des » car elles restent nationales), qui visent une coordination des politiques économiques sur la base de recommandations.
- et la discipline budgétaire, qui vise à contrôler la politique budgétaire des Etats membres afin
d'éviter les déficits publics dits excessifs par des demandes de corrections contraignantes sur la base du pacte de stabilité.
Pour les deux instruments, la zone euro est individualisée par des enceintes spécifiques comme l'Eurogroupe et des contraintes renforcées. Par ailleurs, le financement monétaire des pouvoirs publics par les banques centrales et l'assistance financière des Etats en difficulté par les autorités publiques européennes ou nationales sont interdits.
Le volet monétaire comprend la mise en place du Système européen des Banques centrales (SEBC) et la création de la Banque centrale européenne (BCE). La zone euro est individualisée par l'Eurosystème - formé de la BCE et des banques centrales nationales des Etats membres de la zone - au sein duquel le Conseil des gouverneurs définit la politique monétaire unique de la monnaie unique pour la zone euro, en particulier son taux de refinancement.

La crise a révélé l'ampleur des divergences entre Etats membres, montré l'incomplétude du système mis en place et l'application laxiste des règles adoptées. Les autorités communautaires et nationales ont tenté de pallier ces défauts en adoptant un certain nombre de réformes.

Sur le plan économique, plusieurs mesures ont été engagées :
- création du « semestre européen » : période de coordination des politiques structurelles, macroéconomiques et budgétaires, sur la base des examens menés par la Commission ;
- renforcement de la discipline budgétaire par l'adoption du Six Pack et du Two Pack, qui élargissent les indicateurs des performances économiques, accroissent les pouvoirs de surveillance et de contrôle de la Commission sur les budgets nationaux et consolident le volet répressif du pacte de stabilité.
- Un nouveau traité international (car la République tchèque et le Royaume-Uni ne l'ont pas signé) dit Traite sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), prévoit un renforcement de la discipline budgétaire avec un objectif de quasi équilibre budgétaire sur la base d'une « règle d'or » (interdisant aux Etats de dépasser un déficit structurel de 0,5% du
PIB).
- Mise en place d'une structure financière d'aide aux pays en difficulté (d'abord par un ensemble d'accords bilatéraux, puis par le Fonds européen de stabilité financière et enfin par le Mécanisme européen de stabilité (MES), autre traité intergouvernemental. Sur le plan monétaire, la BCE a considérablement assoupli sa politique afin de déverser de la liquidité sur le marché et a lancé des opérations dites « non conventionnelles » :
- des opérations de rachat de titres publics sur le marché secondaire (le Securities Market Programme - SMP, puis le programme Outright Monetary Transactions - OMT, annoncé mais non encore appliqué).
- et des opérations de prêts sur trois ans au système bancaire (les Long Terme Refinancing Operations - LTRO).

2. Les carences génériques de ces dispositions
La prise de conscience de la gravité de la situation fut trop tardive et pusillanime. Elle ne suscita que des réactions progressives et trop timorées. Il faut en effet constater que ces mesures sont arrivées trop lentement à la suite d'interminables réunions du Conseil européen et qu'elles ne vont pas assez loin (« trop peu, trop tard »). L'Union en a perdu une grande part de sa crédibilité, tant à l'international qu'à l'intérieur de ses frontières. Malgré des discours lénifiants et une unanimité de façade, les dissensions entre ses membres, et en particulier au sein du couple-franco-allemand, ont révélé ses faiblesses intrinsèques et son absence de vision. Quelle Europe voulons-nous ? La rigueur budgétaire, aussi indispensable fût-elle sur le long terme, doit-elle être appliquée avec autant de vigueur et de précipitation au risque de voir certains Etats se désintégrer socialement ? Là comme ailleurs, on doit déplorer une incapacité structurelle du Conseil de globaliser la problématique et l’application de mesures similaires à celles que chaque Etat prendrait au niveau national, sans voir qu'à travers des mesures globalisées au niveau supranational, il est possible d'agir autrement sur les tendances politiques par l'effet de masse. Car comme toujours le tout a des caractéristiques différentes de celles de la somme de ses parties. Ceci n'implique évidemment pas le retrait du droit des Etats à appliquer des politiques économiques différenciées mais offre, en revanche, une batterie d'outils économiques européens qui pourraient aider les Etats à obtenir de meilleurs résultats et à soulager leurs populations de la majeure partie du poids de la crise qui pèse sur leurs conditions de vie. Et ce, grâce à une plus grande harmonisation, à une meilleure coordination et à une mutualisation plus importante, ce qui suppose une plus large fédéralisation des compétences et le transfert de l'autorité du Conseil en direction d'un gouvernement et d'un Parlement bicaméral fédéral.

Du point de vue économique:
- Grâce à l’ingénierie fiscale, les différences entre les régimes fiscaux nationaux permettent aux très grandes entreprises de bénéficier d’avantages qui échappent aux entreprises locales, en exploitant les contradictions et les incohérences entre les Etats ;
- Les Etats membres continuent d’emprunter à des taux plus élevés que les grandes puissances économiques internationales alors qu'en regroupant nos dettes souveraines au sein d'une entité juridique et politique telle que l'Europe fédérale, nous pourrions emprunter et rembourser à des taux plus bas.
- Chaque Etat continue de financer ses propres compétences sans voir qu’en les regroupant, elles coûteraient globalement moins cher. 28 armées, 28 diplomaties, par exemple, alors que la diplomatie ou l'armée de chaque Etat ne peut à elle seule peser sur la scène internationale aussi lourdement que celles des grandes puissances.
- L'absence de compétences européennes au niveau supranational interdit une baisse de coûts significative des sources et du réseau énergétiques alors que le regroupement de ces compétences au niveau supranational optimiserait l'allocation des ressources et la recherche conjointe de nouvelles énergies durables à moindre coût. Pourquoi un pays doit il choisir de produire de l'énergie si cela lui coûte moins cher d'en acheter à son voisin qui, de surcroît, en produit de manière excédentaire ?
- Le manque de coordination des politiques industrielles suscite d’énormes déperditions d’énergie et de moyens alors que chaque acteur isolément n'a pas les moyens de concurrencer ses homologues extra-européens.

Du point de vue monétaire:
La zone monétaire n'est certainement pas une zone monétaire optimale au sens de la théorie économique. L’Eurogroupe reste un groupe au statut informel, les décisions formelles continuant d'être prises au niveau du Conseil ECOFIN regroupant les Etats membres et non membres de la zone euro, ce qui rend le processus de décision lourd et compliqué, alors même
que la réalité appelle des décisions rapides et une adaptabilité importante.

3. Que proposons-nous de faire ?
La solution la plus réaliste sur les plans économique et monétaire passe par la fédéralisation de compétences relevant actuellement des Etats, donc du Conseil européen. Ce transfert en direction d'un vrai gouvernement européen dirigé par un président européen démocratiquement élu par les citoyens, s’appuyant sur une majorité parlementaire devant laquelle il est responsable, est détaillé sur le plan politique dans notre volet relatif à la réforme des institutions politiques. Investi du seing populaire, ce gouvernement conduira une politique unique et proprement européenne, offrant une cohérence beaucoup plus forte sur le plan économique ainsi que l’autorité nécessaire pour réguler les marchés financiers et consolider la position de l'euro en lui donnant un territoire gouverné par une seule instance politique décisionnelle ayant une réalité juridique et politique. C'est la seule alternative crédible à long terme susceptible de combler les insuffisances que nous avons relevées et qui s'expliquent principalement par l'incapacité des Etats à mener la construction européenne à son terme. Si bien que les problèmes se posant au niveau national ne font que se répercuter pour le moment au niveau européen, puisque l'initiative politique supranationale susceptible de les résoudre n'existe pas, les solutions ne venant que du Conseil et non de la Commission. Le passage de l'intergouvernemental au supranational est le préalable nécessaire pour répondre efficacement
à la réalité d'un monde aux économies globalisées en prenant les mesures qui suivent.

Du point de vue économique
- Harmonisation des fiscalités nationales.
- La mutualisation des dettes souveraines, une fois prise en charge par l’Europe fédérale, induira mécaniquement une baisse des taux d’intérêts auxquels nos pays remboursent isolément leurs dettes souveraines (voir notre document fondateur). L’ancrage géographique, politique, économique et fiscal de l’euro dans une entité fédérale et solidaire protégera les maillons faibles de l’Union des mouvements spéculatifs et réduira de manière substantielle la prime de risque payée en moyenne par chaque pays européen. Cette prime est actuellement élevée car le manque d’union politique fait douter les marchés de la pérennité de la monnaie européenne. Rappelons ici que le taux d’intérêt moyen auquel les 28 Etats de l’Union européenne empruntent séparément est supérieur à celui qui est consenti aux Etats-Unis alors que leur dette est supérieure à celle des Etats européens cumulée (103,6% du PIB par rapport à 86,8% du PIB), ou au Japon alors que sa dette est, elle, largement supérieure (245% de son PIB). L'abaissement des primes de risques permettrait, d’après le CESE, de réaliser à lui seul une économie de 56 milliards d'euros pour la seule année de 2014 en mutualisant les dettes souveraines.
- Le regroupement de 28 services diplomatiques en une diplomatie unique, de 28 armées en une seule, etc. Le renoncement à ces redondances de compétences nous permettra de réaliser des économies substantielles, dégageant ainsi de nouvelles marges de manœuvre pour financer une politique ambitieuse diamétralement opposée à la logique d’austérité actuellement en vigueur.
- Il est bien évident qu’une politique financière rigoureuse demeurera nécessaire mais elle pourra s’accompagner d’un volet social important ainsi que de mesures incitatives pour la reprise de la croissance telle qu’un vaste plan d’investissement dans l’éducation et la formation, dans la recherche et le développement, dans la création de géants industriels européens capables de rivaliser avec les concurrents extra-européens, dans une politique énergétique européenne efficace et moins couteuse, bref, dans l’intelligence et la mutualisation des talents actuellement disséminés au quatre coins de l’Union (nous détaillons par sujet les nombreux champs d’application de ces politiques dans nos autres documents).
- La fédéralisation accordera également plus d'importance aux indicateurs sociaux afin d'éviter les dérives populistes et eurosceptiques engendrées par des programmes trop axés sur la rigueur et le retour aux grands équilibres dans des délais trop brefs. Il en va de l'avenir de la démocratie en Europe.
- Soulignons également que la BCE devrait pouvoir exercer complètement le pouvoir de prêteur en dernier ressort, qui est de l'essence même d'une banque centrale ; mais pour remplir cette mission, il faudrait qu'elle puisse acheter, comme la FED américaine, de la dette publique primaire et secondaire, voire même certains titres privés.

Du point de vue monétaire:
Pour consolider l’euro, il faudrait lier cette monnaie à un espace politique et géographique unifié disposant d’outils d’intervention et de régulation au sein d’une seule structure de décision. Le cadre géographique existe, puisqu’il s’agit de l’Eurogroupe. Il rassemble à ce jour 18 pays : Allemagne, Autriche, Belgique, Chypre, Espagne, Estonie, France, Finlande, Grèce, Irlande, Italie, Lettonie, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Portugal, Slovénie et Slovaquie. Mais ce groupe ne dispose que d'un statut juridique informel. Il lui manque donc une réalité politique.
C’est celle que notre projet d’Europe fédérale permettra de lui octroyer, comme n’importe quelle monnaie, en vigueur dans une seule entité politique. Muni d’un centre de décision unique incarné par le gouvernement européen que nous proposons, l’euro disposera alors de bases solides. Si à ce titre, l’expérience fédérale doit débuter avec un nombre plus restreint de pays que les 28 qui composent l’Union, ce n’est pas un problème pour nous. Nous pensons que l’effet d’entraînement induit par les réformes profondes de la fédéralisation sera important et suscitera une adhésion progressive, à l’image de celui provoqué par la création de l’Union européenne, qui a débuté avec 6 pays et qui ne cesse depuis lors de croître.
Soulignons enfin que pour qu’elle fonctionne, l’Europe fédérale doit disposer d’un budget beaucoup plus ambitieux. A l’heure actuelle, le budget global de l’Europe représente 1% du PIB européen, dont 40 % sont consacrés à la politique agricole commune (PAC). Pour que l’Europe politique existe et soit efficace, le budget européen devrait être de l’ordre de 15 a
20% du PIB européen et financé par une fiscalité européenne directe. Notre souci de refonte économique et monétaire ne prend donc son sens que dans le cadre d’une politique globale destinée à reconnecter l’économie et la monnaie européennes avec la réalité et redonner pleinement aux citoyens européens une emprise sur leur destin. La fédéralisation n’est pas
l’antithèse de l’intérêt national. Elle permet au contraire à celui-ci d’être mieux défendu en intégrant un système décisionnel solidaire, constitutif d’une identité tournée vers l’avenir et enracinée dans une histoire commune qu’il nous appartient d’ancrer à nouveau dans un projet viable optimisant les chances de renouer avec le chemin du progrès social, de la liberté
individuelle, de la compétitivité et de la solidarité collective.