Passée de 6 à 28 États membres, l'Union européenne n'a cessé de s'élargir depuis sa création. Elle représente désormais plus de 500 millions de citoyens, près de deux fois plus que les États-Unis et réalise toujours pour plus de 25% des échanges commerciaux dans le monde. Et pourtant cette "masse critique" de l'économie globale et du système institutionnel peine à exister sur la scène internationale, malgré d'évidentes avancées.
L'Union européenne reste un nain en termes de politique internationale. Notre continent peine à exister, en termes géostratégique. Le silence de l'Union Européenne dans la crise syrienne est assourdissant ! Plus que jamais, la Terre des Droits de l'Homme peine à défendre ses propres valeurs. A ce propos, comment ne pas songer à la formule-choc d'Henry Kissinger : «L'Europe, très bien, mais quel numéro de téléphone ?». Rappelons-nous la guerre qui déchira l'ex-Yougoslavie. Un conflit armé à nos portes, dont plusieurs
Etats ont aujourd'hui intégré l'Union. Pourtant, à l'époque, la Communauté européenne s'est avérée incapable de mettre un terme à une terrible guerre bordant ses frontières.
Pourquoi ? N'avions-nous d'armées? D'armes de dissuasion?
De diplomates expérimentés pour résoudre cette tragédie? Si, nous avions tout cela. Mais nous étions incapables de parler d'une seule voix et d'agir de manière coordonnée et cohérente. Nous n'avions pas une politique mais plusieurs, liées aux intérêts divergents des Etats les plus influents, au premier desquels se trouvaient les alliances opposées avec les belligérants, entre la France et l'Allemagne. Ce fiasco s'est soldé par la guerre, les massacres, et l'appel aux Américains pour régler à notre place une question qui nous concernait
directement. Plus fondamentalement, les Etats européens qui ont une longue tradition diplomatique et militaire comme la France ou le Royaume-Uni, empreinte de liens privilégiés noués au fil de plusieurs siècles, ne sont plus capables de conduire à eux seuls une politique influente sur le plan international. Sans parler des anciennes puissances du sud de l’Europe telles que l’Espagne ou le Portugal, dont l’influence aujourd’hui n’a plus rien de commun avec ce qu’elle fut par le passé. Les États européens vivent dans
l'illusion d'une histoire révolue. Leur voix est toujours présente mais elle n'est plus entendue. A l'échelle mondiale, seule une politique de défense et une politique étrangère communes peut espérer redonner à l'Europe un rôle politique, économique et culturel capable de peser sur les relations internationales.
1. Les efforts d’intégration de la défense et de la politique étrangère
Depuis les traités de Maastricht (1992) et, plus encore, de Lisbonne (2009), la boutade d'Henry Kissinger ne se pose plus dans les mêmes termes. L'un des mérites de Maastricht fut, en effet, d'asseoir une Politique Européenne et de Sécurité Commune (PESC). Ce traité ouvrit la possibilité aux États membres de « mettre en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune, y compris la définition progressive d'une politique de défense commune, qui pourrait conduire à une défense commune, conformément aux dispositions de l'article 17, renforçant ainsi l'identité de l'Europe et son indépendance afin de promouvoir la paix, la sécurité et le progrès en Europe et dans le monde. » L'objectif était modeste mais révolutionnaire en soi. L'Union européenne était désormais à même de pouvoir couvrir enfin « tous les domaines de la politique étrangère et de sécurité », y compris la « définition à terme d'une politique de défense commune ». La PESD (Politique Européenne de Sécurité et de Défense) n'était pas en soi l'instrument d'une politique de défense commune au sens classique du terme, protection des territoires et des intérêts vitaux de ses membres, mais une politique visant à gérer les crises hors de l'Union et, ainsi, à apporter au monde les éléments stabilisateurs contenu dans le projet européen.
Le traité de Lisbonne affina le dispositif en transformant la PESD en Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC), qui fait partie intégrante de la PESC. La PSDC dote l'Union européenne de nouveaux moyens, propres à lui permettre d'accéder à un rôle d'acteur politique global et ce, sans remettre en cause le caractère spécifique des politiques de sécurité et de défense de chaque Etat membre (notamment dans le cadre de l'OTAN dont 22 des 28 pays de l'Union sont membres). Les Etats signataires du traité se sont engagés à améliorer progressivement leurs capacités militaires. Il légitime notamment la création d'une Agence européenne de défense « dans le domaine du développement des capacités de défense, de la recherche, des acquisitions et de l'armement ». Il améliore fortement les modalités de coopération:
• le poste de haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité est renforcé. Il cumule désormais trois fonction: Haut représentant, commissaire pour les relations extérieures et président du Conseil des ministres des Affaires étrangères ;
• ouverture du mécanisme des « coopérations renforcées » à tous les domaines de la défense européenne ;
• création d'une coopération structurée permanente. Il améliore aussi le contenu de l'ex-PESD, par un complément aux missions dites de Petersberg (missions humanitaires, maintien de la paix, gestion des crises) :
• actions conjointes en matière de désarmement ;
• missions de conseil et d'assistance en matière militaire ;
• missions de prévention des conflits ;
• opérations de stabilisation à la fin des conflits ;
• lutte contre le terrorisme.
Les Etats devront mettre à la disposition de l'UE les capacités civiles et militaires nécessaires à l'accomplissement des objectifs fixés par l'UE, qui pourra ainsi, par exemple, engager des forces armées dans un pays pour lutter contre une opposition armée qualifiée de « terroriste ».
2. Les limites du modèle existant
Conçue comme un outil intégré de gestion de crise, la PSDC préfigure ce que devrait être une diplomatie et une défense européennes intégrées. Préfigure, car l'Europe pâtit plus que jamais:
1) d'un déficit de volonté politique et
2) d'un mode décisionnel complètement dépassé.
Au-delà du fait que le traité de Lisbonne ait grandement renforcé les moyens et la cohérence de la PESC, avec notamment la création d'un poste de haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, la création d'une Agence européenne de défense, il n'en reste pas moins vrai que:
1) l'idée de puissance fait peur à plus d'un décideur européen comme si l'exercice de la puissance ne pouvait être que négatif.
2) La PSDC politique souffre d'un processus décisionnel d'un autre âge. Elle exige en effet toujours l'unanimité. L'Europe ne pourra réellement exister aussi longtemps qu'elle se refusera à abandonner la règle de l'unanimité en politique étrangère et de sécurité commune. Hors de cette révolution copernicienne, il n'est pas possible d'imaginer le moindre salut pour l'Europe. Comment oublier que le liberum veto (la règle de l'unanimité) est le facteur explicatif de la disparition du Royaume de la Pologne au XVIIIe siècle!
Pour que la PSDC puisse être pensée comme l'indispensable outil diplomatique et militaire d'un ensemble fédéralisé, l'heure doit être à la création d'un nouveau référentiel stratégique européen. Jusqu'à présent, en effet, la défense stricto sensu des pays européens relève des seules souverainetés nationales et de l'alliance atlantique, quand bien même le traité de Lisbonne comporte une clause de solidarité et une clause d'assistance mutuelle. C'est précisément ce point de mutualisation qui doit être celui à partir duquel la construction européenne doit se poursuivre. Le traité de Lisbonne est, rappelons-le, le produit d'une conférence intergouvernementale. Il reste donc beaucoup trop étroitement lié à une vision classique de coopération entre Etats plutôt qu'il ne pose les bases d'une politique proprement européenne, c'est-a-dire supranationale et unifiée. Les Etats, par exemple, continuent d'acheter leurs équipements militaires séparément, cequi en raison des redondances et des commandes relativement faibles, génèrent descoûts que des commandes groupées, plus volumineuses par leur montant et plus rationnelles dans le regroupement de leurs achats, permettraient, selon une étude du cabinet McKinsey & Company, de réduire de 30 % (soit 13 milliards d'euros d'économies annuelles).
De même, le traité de Lisbonne n'a pas aboli les redondances en matière de politiqueétrangère. Nous avons une diplomatie qui repose exclusivement sur la diplomatie des Etats. Certes, la fonction de Haut-Représentant confère une représentativité politique à l'Europe mais qui est davantage protocolaire que décisionnelle. Et pour cause, puisque la fonction lui confère la présidence... du conseil des ministres des Affaires étrangères ! Tant que le Conseil européen continuera à disposer en pratique de l'impulsion politique, les intérêts particularistes nationaux supplanteront les intérêts européens. Or, la faible marge de manœuvre de chaque État rend les investissements humains, politiques et financiers considérables qu’il engage en matière diplomatique peu efficace pour les mêmes raisons que celles précédemment invoquées pour la défense. C’est la raison pour laquelle nous proposons une approche structurellement différente, capable de faire avancer l’Europe de manière significative sur ces questions.
3. Pour que l’Europe soit à nouveau entendue
Notre volonté première est de donner à l’Europe les moyens de conduire une politique étrangère entendue, respectueuse et respectée, tant en matière de défense que de diplomatie. D’une part, nous souhaitons doter l'Union Européenne d'une véritable armée intégrée grâce à des outils qui lui permettront d'agir, si nécessaire, de manière autonome, indépendamment de l'OTAN. L'EUFOR ou Force de l'Union européenne doit être ainsi pensée comme la création progressive d'une force armée de l'Union. L'idée est de procéder en deux étapes :
- dans un premier temps, nous entendons munir la Force de l'Union européenne d'une direction autonome avec sa propre doctrine opérationnelle et ses propres normes d'entraînement, chapeautée d'un « Conseil de l'Union européenne des ministres de la défense » qui statuera à la majorité qualifiée;
- dans un second temps, ledit Conseil sera dissout et la fonction hybride de Haut-Représentant disparaîtra, au profit d’un ministre européen de la Défense, en charge d’une politique unifiée. Membre du gouvernement européen, il conduira un programme défini par le président européen élu et sera responsable de l’action qu’il conduit devant le Parlement européen, conformément à la réforme institutionnelle que nous préconisons.
Pour rappel, le traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009, n'apportait pas de modification majeure au processus décisionnel dans le domaine de la PESC. Or, il en va de la crédibilité, voire de la survie de l'UE en tant que référentiel stratégique. Cette mesure devrait permettre à l'Union d'exister sur la scène internationale et ce, dans le contexte du désengagement progressif des Américains en Europe et de l'affaiblissement du lien transatlantique qui constitue le pilier de la sécurité européenne. Fort de ce constat, l'Exécutif européen n'aura d'autres choix que d'unifier son armée, comme d'ailleurs il l'a déjà signifié : « La politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'Union européenne inclut la définition progressive d'une politique de défense commune qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune. » Les modifications géostratégiques profondes, déplaçant progressivement vers l’Extrême Orient, et la Chine en particulier, les préoccupations sécuritaires des Etats-Unis, ne laissent au demeurant pas d’alternative aux Européens. L’organisation d’une armée unifiée et opérationnelle poussera l'Europe à se doter non seulement d'un ministre européen de la Défense mais aussi, d'un ministre européen des Affaires étrangères puisque la fonction de Haut Représentant qui cumule les deux fonctions actuellement sans être pour autant investi d’un pouvoir d’initiative significatif, disparaîtra, comme précédemment mentionné.
La fédéralisation politique et la réforme institutionnelle qui l’accompagne impliquent donc également la création d’une diplomatie européenne en charge non pas des intérêts des nations, mais des intérêts de tous les Etats-membres, c’est-à-dire de l’Europe. Responsables politiquement de cette armée et de cette diplomatie européennes, les ministres et le président européens seront alors capables de faire entendre haut et fortune position tranchée, claire, donc influente, dans le concert des grandes puissances internationales. A cette fin, l’Union européenne devrait disposer, en tant que telle, d'un siège au Conseil permanent de Sécurité, et jouir d’un droit de veto équivalent à celui des autres grandes puissances.
La fédéralisation permettra également d’éviter le coût exorbitant des redondances des politiques de défenses et des représentations diplomatiques nationales. Par exemple, les dépenses cumulées pour financer 28 armées s’élèvent à 250 milliards d'euros. De telles sommes pourraient se justifier si ces armées se révélaient aussi performantes que celles de la Russie ou des Etats-Unis. Mais ce n'est pas le cas. En créant une armée commune et unifiée, nous réussirons non seulement à la rendre plus efficace, mais aussi à la faire fonctionner à moindre coût. Grâce à une politique commune d’achats groupés, nous réaliserions 30 % d’économie, soit 13 milliards d’euros par an (voir supra). De plus, en créant une armée unique sous un commandement intégré unique optimisant les coopérations renforcées des industries militaires européennes et les économies d’échelle, nous devrions pouvoir réduire le niveau des dépenses de 50 milliards d’euros par an. Ces économies permettront alors de financer des politiques d’investissement créatrices d’emploi, de formations et de mobilité, ou de disposer de marges supplémentaires pour faire avancer l’Europe sociale, tout en améliorant l’efficacité de l’armée. Sous l’effet de la crise, les Etats européens baissent leur budget de défense de manière désordonnée, mettant à mal notre capacité militaire d’intervention déjà largement insuffisante. Mais ne nous y trompons pas : nous ne plaidons pas pour une Europe conquérante et guerrière qui sacrifierait des sommes démesurées au nom d’une puissance perdue. Par la fédéralisation, nous proposons, au contraire, une rationalisation des coûts permettant non seulement de faire mieux avec moins de dépenses cumulées, mais surtout de dégager des marges en évitant le gaspillage des redondances pour investir dans des politiques porteuses d’avenir et tournées vers la société civile, donc pacifique.
La PSDC doit être le moteur du renouveau pacifique de l'Europe dans le monde. Notre objectif est d'affirmer l'Europe comme puissance politique, un concept qui doit réintégrer le code génétique de l'Europe. L'ensemble européen est le seul à même de dialoguer d'égal à égal et sans concession avec les autres grands ensembles internationaux que sont désormais les Etats-Unis, la Chine, la Russie et autres BRIC. Si depuis la présidenced'Obama, les Etats-Unis ont évolué du hard power (primat à la force unilatérale) vers le smart power (mélange de diplomatie et de force), l'Union doit évoluer à son tour du soft power (primat à la diplomatie) vers le smart power. La fédéralisation et la mutualisation des moyens et des ressources est la seule voie que l’Europe puisse emprunter pour atteindre cet objectif, retrouver l’influence qu’elle a perdue et redevenir une actrice de l’Histoire.